L’Afrique en première ligne aux COP : vers un leadership mondial en matière de sécurité climatique


By Gabriel Lagrange

Directeur du Département Géopolitique de l’Environnement / Institut d’Etudes de Géopolitique Appliquée (IEGA) – France

Parmi les 25 pays les plus vulnérables au changement climatique et aux conflits, l’Afrique est la région la plus représentée, avec huit pays figurant dans les deux catégories. La convergence de ces menaces fait de la sécurité climatique une préoccupation majeure pour le continent. Les implications croissantes des risques climatiques sur la paix et la stabilité attirent désormais l’attention internationale, notamment au sein du Conseil de sécurité des Nations Unies. Pourtant, malgré un premier débat sur le climat en 2007, les avancées institutionnelles restent limitées. Le veto sino-russe opposé en 2021 à une résolution visant à établir un lien formel entre changement climatique et sécurité internationale illustre les blocages géopolitiques persistants freinant l’action mondiale.

En dehors du Conseil de sécurité, la sécurité climatique a gagné en importance dans la diplomatie climatique internationale. Bien qu’elle ne figure pas à l’ordre du jour officiel des Conférences des Parties (COP) dans le cadre de la CCNUCC, elle a progressé de manière constante grâce aux initiatives portées par les présidences successives depuis la COP26. Le lancement par l’Égypte du programme « Réponses climatiques pour la pérennisation de la paix» (CRSP) lors de la COP27 a marqué un tournant, en positionnant le lien entre climat, paix et développement comme une priorité politique. Cet élan a été institutionnalisé à la COP28 avec l’introduction de la première journée thématique sur la paix et l’adoption de la Déclaration sur la paix de Dubaï, signée par plus de 90 pays, qui met l’accent sur des réponses financières, opérationnelles et collaboratives aux risques climatiques dans les contextes fragiles. À la COP29, l’Appel de Bakou pour l’action climatique, la paix, l’aide et la relance a conduit à la création du Centre d’action pour le climat et la paix de Bakou, signalant une adhésion politique croissante à cette thématique.

Malgré cette reconnaissance croissante, la sécurité climatique reste absente des résultats négociés des COP. Les références aux conflits, présentes dans les premières versions du bilan mondial de la COP28 et du nouvel objectif quantifié collectif (NCQG) de la COP29, ont été supprimées, car un langage aussi sensible risquait de compromettre un consensus déjà fragile. Cette prudence illustre un décalage persistant : bien que l’élan politique en faveur de la sécurité climatique s’intensifie, celle-ci n’a pas encore été pleinement intégrée aux cadres formels de la gouvernance climatique internationale.

L’Afrique, un acteur légitime pour porter la sécurité climatique

L’Afrique est particulièrement bien placée pour jouer un rôle moteur dans l’intégration de la sécurité climatique aux négociations internationales. Si les États africains ont initialement abordé la diplomatie climatique avec prudence, en raison de la marginalité du climat dans les agendas politiques nationaux car perçu comme un agenda imposé de l’extérieur, leur position a évolué. Face à l’intensification des impacts climatiques, notamment dans les zones de conflit, le climat est devenu une priorité politique. Les récits émergents mettent désormais l’accent sur les opportunités, et non plus uniquement sur la vulnérabilité, permettant aux acteurs africains de se réapproprier l’espace diplomatique et de promouvoir des priorités fondées sur leur expérience vécue.

La sécurité climatique s’inscrit dans un plaidoyer plus large pour la justice climatique. Le continent, qui a le moins contribué aux émissions mondiales, subit des risques disproportionnés, aggravant l’insécurité et compromettant les efforts de développement et d’adaptation. En faire une priorité renforce les appels africains à la justice, à la résilience et à l’équité. Comme l’a déclaré le président du Groupe africain des négociateurs (GAN) lors de la COP29 : « Quand l’Afrique perd, le monde perd en stabilité. » Les États africains disposent d’une légitimité morale et d’une expérience concrète, deux atouts puissants pour faire de la sécurité climatique une priorité mondiale.

Cependant, dans un environnement géopolitique de plus en plus transactionnel, l’autorité morale ne suffit pas toujours. Comme le souligne Nazanine Moshiri, analyste à l’International Crisis Group, établir un lien entre la fragilité de l’Afrique et les risques mondiaux plus larges, tels que les déplacements forcés, l’instabilité régionale ou les perturbations des chaînes d’approvisionnement, peut contribuer à convaincre des donateurs encore hésitants. La sécurité climatique devient ainsi non seulement un impératif de développement, mais aussi un outil diplomatique, renforçant le soft power africain, influençant les normes internationales et transformant le continent de bénéficiaire de politiques en entrepreneur de normes.

Reconnaissant ce potentiel stratégique, les acteurs africains ont progressivement intégré cet agenda dans l’agenda continental. Par exemple, la Position africaine commune (PAC) sur la sécurité climatique, actuellement élaborée par l’Union Africaine (UA) et fondé sur une consultation pluriannuelle et une évaluation continentale, vise à harmoniser les messages entre les États africains. Il complète d’autres cadres tels que la Stratégie et le Plan d’action de l’UA sur le changement climatique et le développement résilient (2022–2032), ou autres initiatives régionales comme la Déclaration de Bamako sur le climat, la paix et la sécurité (2022).

Les pays africains ont également joué un rôle actif dans les initiatives portées par les présidences successives des COP. L’Égypte a défendu le CRSP à la COP27 ; l’Ouganda a coprésidé l’Appel de Bakou à la COP29 ; et 19 États africains ont signé la Déclaration de paix de la COP28. Plusieurs pays participent également au Réseau d’accès amélioré et équitable, qui plaide pour un financement adapté aux zones touchées par les conflits. Ces actions témoignent d’une capacité institutionnelle croissante à faire de la sécurité climatique une priorité diplomatique et stratégique.

Les défis du leadership africain en matière de sécurité climatique

Malgré ces dynamiques, la capacité africaine à faire avancer ce programme se heurte à des obstacles persistants, tant externes qu’internes.

Le principal frein externe réside dans la structure même de la CCNUCC. Son mandat, centré sur l’atténuation, l’adaptation et le financement du changement climatique, offre peu d’espace aux thématiques transversales émergentes comme la sécurité climatique. L’établissement de l’ordre du jour repose sur un consensus entre toutes les parties, un mécanisme intrinsèquement conservateur qui tend à préserver le statu quo. Les questions politiquement sensibles, telles que les conflits, sont souvent écartées pour éviter de compromettre un équilibre fragile. Le retrait du langage relatif aux conflits dans les versions finales du Bilan mondial et du NCQG en est une illustration. Bien que des événements parallèles et des déclarations politiques reconnaissent les liens entre climat et conflits, les textes officiels demeurent silencieux et la paix ne fait pas partie de l’agenda officiel des COP.

Certaines grandes puissances, à commencer par le Brésil, hôte de la COP30, s’opposent à l’intégration de la sécurité aux COP, estimant que cette question relève exclusivement du Conseil de sécurité des Nations Unies. Même parmi les États vulnérables et les négociateurs africains, des réticences subsistent : l’introduction du thème des conflits pourrait complexifier les négociations, les politiser excessivement et provoquer des tensions juridictionnelles avec le Conseil de sécurité.

À ces contraintes structurelles s’ajoutent des asymétries de pouvoir qui limitent l’influence africaine. Les pays développés dominent l’agenda des COP et les mécanismes de négociation, reléguant l’Afrique à un rôle réactif. Comme l’a souligné un négociateur africain : « L’accès aux discussions, aux documents et aux espaces de décision est souvent difficile pour nous. Nous sommes parfois les derniers informés. » Ces inégalités se reflètent également dans le financement climatique. Alors que les pays en développement auront besoin de 1 300 milliards de dollars par an d’ici 2035, seulement 300 milliards ont été promis dans le cadre du NCQG à la COP29, principalement sous forme de prêts, et les États fragiles peinent à accéder à une fraction de ces fonds.

Les obstacles internes sont tout aussi significatifs. Malgré des engagements rhétoriques, les politiques africaines intègrent rarement substantiellement les liens entre climat et sécurité. Comme le souligne Nazanine Moshiri, ce thème reste souvent « secondaire, voire instrumental, utilisé lorsqu’il sert d’autres objectifs ». Si la dernière contribution déterminée au niveau national (CDN) de la Somalie constitue une exception notable, la majorité des plans nationaux d’adaptation (PAN) et des CDN manquent de références détaillées à la sécurité climatique. Cette lacune s’explique en partie par des silos institutionnels : les acteurs du climat, du développement et de la paix travaillent souvent de manière isolée, limitant les réponses intersectorielles.

La capacité de mise en œuvre demeure également limitée. Bien que de nombreux cadres africains mentionnent la sécurité climatique, peu se traduisent par des stratégies concrètes et une application sur le terrain. L’adhésion politique varie fortement d’un pays à l’autre, et la diversité interne du continent complique l’action collective. L’Afrique regroupe des États fragiles, des exportateurs de pétrole, des nations insulaires et des pays à revenu intermédiaire, chacun avec des priorités distinctes. Ces divergences ont retardé l’adoption de la Position africaine commune (PAC) sur la sécurité climatique et fragmenté le GAN. Certains États, bien que vulnérables au climat mais sans conflits, rejettent le cadre sécuritaire, craignant qu’il ne détourne les financements destinés à l’adaptation. Par ailleurs, les pays les plus affectés par les dynamiques de conflit climatique ne sont pas toujours les plus actifs dans les forums internationaux. En définitive, une question centrale demeure : que signifie réellement la vulnérabilité pour le continent, et quelles priorités doivent en découler ?

Enfin, les capacités internes de négociation limitées entravent l’impact africain. De nombreuses délégations africaines disposent de ressources restreintes, parfois réduites à six ou dix délégués, limitant leur participation aux négociations parallèles, aux événements officiels et à la coordination stratégique. La sécurité climatique souffre également d’un déficit d’expertise technique et de mandats institutionnels clairs. Les négociateurs sont souvent issus des ministères de l’Environnement, avec peu d’implication des acteurs de la défense ou de la consolidation de la paix, laissant la sécurité climatique en marge de leur portefeuille. En conséquence, cette thématique reste marginale dans l’agenda officiel de l’AGN.

Que peut faire l’Afrique à la COP30 ?

À l’approche de la COP30, qui se tiendra au Brésil en novembre prochain, les négociateurs africains disposent d’une opportunité stratégique pour consolider les acquis récents et faire progresser la reconnaissance de la sécurité climatique comme enjeu central. Plus tôt cette année, les ministres africains ont adopté une position commune pour la COP30, réaffirmant des priorités clés telles que l’adaptation, le financement, l’énergie propre et une transition juste. Pour que la sécurité climatique devienne un pilier reconnu de l’agenda climatique international, les États africains devront agir de manière coordonnée et stratégique sur plusieurs fronts.

Premièrement, il est essentiel de renforcer les capacités internes et la collaboration intersectorielle. Des programmes de renforcement des compétences, comme les sessions de l’AGNES consacrées à la sécurité climatique, peuvent contribuer à développer une expertise technique sur les risques et les réponses appropriées. Les délégations africaines devraient inclure des représentants issus des secteurs de la sécurité, en complément des ministères de l’environnement. La PAC constitue un cadre précieux pour favoriser l’alignement institutionnel. Comme l’a souligné Lamine Sidibé, négociateur climat de la Guinée : « Les négociateurs africains ne peuvent que s’aligner sur les directives de l’UA sur la sécurité climatique, surtout si ce cadre résulte d’un consensus continental. » Il conviendrait également d’intégrer davantage la sécurité climatique dans les stratégies nationales, tant les PAN que les CDN.

Deuxièmement, l’Afrique devrait renforcer ses coalitions en forgeant des alliances avec des États et des blocs partageant les mêmes priorités, afin de faire passer la sécurité climatique des marges des événements parallèles aux salles de négociation officielles. Le Groupe des 77 et les Pays les moins avancés (PMA) offrent des plateformes de plaidoyer coordonnées autour de la vulnérabilité. Le Réseau d’accès amélioré et équitable regroupant plusieurs continents constitue déjà un exemple concret de coopération interrégionale.

Troisièmement, les négociateurs africains doivent intégrer la sécurité climatique dans les discussions sur le financement climatique. Les États fragiles restent parmi les moins bien financés, malgré leur exposition accrue aux risques climatiques. Les délégations africaines devraient plaider pour des mécanismes de financement sensibles aux conflits, des critères de vulnérabilité pondérés, et des instruments accessibles dans le cadre de l’objectif mondial d’adaptation et de la feuille de route Bakou-Belém. Présenter la résilience, la paix, la transition énergétique et le développement non pas comme des priorités concurrentes, mais comme des leviers complémentaires, pourrait contribuer à transformer le récit dominant.

Enfin, l’Afrique pourrait promouvoir l’innovation institutionnelle. La création d’un groupe de travail sur la sécurité climatique au sein de la CCNUCC permettrait de formaliser un espace de dialogue sur cette question et d’en faciliter l’intégration progressive dans les textes officiels.

Malgré les défis persistants, la sécurité climatique représente une opportunité stratégique pour l’Afrique. Comme l’a observé Alphonse Muia, directeur des sciences de l’environnement pour le Partenariat pour le changement, pour l’Afrique, il ne faut pas gaspiller les opportunités qu’offrent une crise. Le changement climatique n’est pas seulement une menace, mais aussi un catalyseur d’attention, de financement et de réforme. La COP30 constitue un moment charnière : une occasion de transformer l’élan politique en traction institutionnelle, à condition que les États africains parviennent à s’aligner en interne et à s’engager collectivement sur la scène mondiale. Comme l’indique Lamine Sidibé : Je suis plutôt optimiste. Non seulement la COP30 doit être perçue avec espoir, mais si nous continuons à avancer comme nous le faisons aujourd’hui, d’ici deux ou trois ans, la sécurité climatique pourrait être reconnue comme un sujet de négociation à part entière, avec des projets concrets et des discussions dédiées aux COP. Le moment est venu pour l’Afrique de montrer l’exemple.

 

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